Défendre la Terre, c'est protéger l'environnement et la vie : un appel urgent pour les territoires !
À l'occasion du 3e Forum mondial Nyéléni
Publié à l'origine sur https://nyeleniglobalforum.org/
L'interview suivante a été réalisée avec Saúl Vicente Vázquez, leader autochtone et militant de l'International Indian Treaty Council. Saúl partage son point de vue sur la lutte urgente pour les droits fonciers des peuples autochtones, le lien indissociable entre la défense des territoires et la protection de l'environnement, et le combat pour la justice et la vie elle-même.
Quelle est la différence entre « terre » et « territoire » ? Nous savons que c’est grâce aux Peuples Indigènes que le concept de « territoire » est devenu un patrimoine de tous les mouvements pour la souveraineté alimentaire.
En 2005, le Comité de l’agriculture de la FAO a présenté une définition de ce qu’il entendait par le terme « terre », indiquant qu’il s’agit d’« un terme utilisé de manière large pour désigner les ressources naturelles et aménagées relatives à une surface de terre. Il inclut les attributs de la biosphère à la surface de la terre ainsi que ceux compris verticalement au-dessus et en dessous, y compris l’atmosphère, les sols, les ressources géologiques, hydrologiques, les plantes, les populations animales, et les résultats des activités humaines présentes et passées »¹.
Cependant, quelques années plus tard, la même FAO et ses partenaires, dont le Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), ont précisé qu’il n’existe pas de définition du concept de « terre » dans le cadre international des Nations Unies, laissant son sens se développer selon les contextes nationaux².
Dans certains contextes nationaux, le concept de « terre », dans un cadre agricole, désigne la parcelle sur laquelle on travaille principalement pour la production de cultures et l’élevage. Ce sont ces portions de terre qui, dans de nombreux pays, sont distribuées socialement aux paysannes et paysans ou acquises individuellement pour la production agricole. Au Mexique par exemple, la propriété sociale de la terre a été garantie à travers des formes de tenure appelées « biens ejidales », considérés comme des parcelles de terres attribuées par le gouvernement fédéral, ou « biens communaux », qui reconnaissent officiellement les terres ancestrales possédées par les communautés indigènes.
En revanche, le concept de « territoire » est le fruit d’un long processus de travail et de lutte des Peuples Indigènes pour qu’il soit reconnu comme l’un de leurs concepts et droits fondamentaux, ainsi que pour la reconnaissance de leur relation spéciale et spirituelle avec leurs terres ancestrales.
Pendant de nombreuses années, ils ont mené ce combat dans la sphère internationale, notamment auprès de l’ancienne Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme de la Commission des droits de l’homme.
La rapporteuse spéciale de la Commission des droits de l’homme, Dra. Erica-Irene A. Daes, le souligne dans son rapport de 2001 : « Depuis la création du Groupe de travail sur les populations indigènes, les peuples indigènes ont mis en lumière le caractère fondamental de la relation qu’ils entretiennent avec leurs terres ancestrales. Ils l’ont fait dans le contexte de l’urgence pour les sociétés non indigènes de comprendre l’importance spirituelle, sociale, culturelle, économique et politique que revêtent leurs terres, territoires et ressources pour assurer leur survie et leur vitalité »³.
Dans ce rapport, la rapporteuse rappelle les conclusions du Rapporteur spécial, M. José R. Martínez Cobo, qui a déclaré :
« Il est essentiel que la relation spéciale profondément spirituelle des peuples indigènes avec leurs terres soit connue et comprise comme étant fondamentale à leur existence en tant que tels, ainsi qu’à toutes leurs croyances, coutumes, traditions et cultures.
Pour les indigènes, la terre n’est pas simplement un objet de possession et de production. La relation intégrale de la vie spirituelle des peuples indigènes avec la Mère Terre, leurs terres, comporte de nombreuses implications profondes. De plus, la terre n’est pas une marchandise à approprier, mais un élément matériel dont on doit jouir librement »⁴.
Ainsi, la Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) reprend ce concept et en propose une définition dans les termes suivants :
Article 13
- Lors de l’application des dispositions de cette partie de la Convention, les gouvernements doivent respecter l’importance particulière que revêt pour les cultures et valeurs spirituelles des peuples concernés leur relation avec les terres ou territoires, ou avec les deux, selon les cas, qu’ils occupent ou utilisent d’une autre manière, notamment les aspects collectifs de cette relation.
- L’utilisation du terme terres aux articles 15 et 16 doit inclure le concept de territoires, couvrant la totalité de l’habitat des régions que les peuples concernés occupent ou utilisent d’une autre manière.
Enfin, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples indigènes (DNUDPI) reconnaît dans ses articles 25 et 26 le droit collectif des peuples indigènes à maintenir cette relation spéciale avec leurs terres, territoires et ressources naturelles, et établit la responsabilité des États de garantir la protection juridique de leurs territoires et le respect de leurs systèmes de tenure.
Quand et comment a-t-on décidé d’introduire ce concept également dans la lutte politique pour les directives de la FAO sur l’accès à la terre, puis dans l’UNDROP et l’UNDRIP ?
La Convention 169 de l’OIT a été adoptée en 1989 ; la DNUDPI (UNDRIP) a été approuvée en 2007 ; cependant, la lutte pour inclure le concept de territoires, du point de vue des Peuples Indigènes, dans l’espace de la FAO est issue du combat des mouvements de producteurs alimentaires pour la souveraineté alimentaire (CIP). Depuis 2004, ces mouvements ont lutté pour l’adoption de la Conférence internationale sur la réforme agraire et le développement rural (CIRADR). Lors de cette conférence, les Peuples Indigènes ont partagé leur concept de territoires avec le mouvement CIP, concept adopté ensuite par le mouvement paysan, les pasteurs nomades, les pêcheurs artisanaux et, plus généralement, par tout le mouvement pour la souveraineté alimentaire, qui ont présenté leurs contributions lors de l’événement parallèle « Terre, Territoire et Dignité » en 2006⁵.
À cette occasion, nous avons affirmé que, pour les Peuples Indigènes, la terre fait partie du concept territoire : « la terre n’est pas simplement une ressource productive, un habitat ou une frontière politique. La terre est plus que cela. C’est la base de leur organisation sociale, système économique et identité culturelle (Vicente, 2006 ; Carino, 2006). Les peuples indigènes considèrent la terre comme partie d’un territoire plus large ou domaine ancestral. Le concept de territoire ou domaine inclut non seulement la fonction productive de la terre, mais aussi l’environnement naturel, l’eau, les forêts, les minéraux souterrains, l’air et autres ressources productives »⁶.
Nous avons poursuivi notre travail et notre lutte et, en 2012, nous avons obtenu l’adoption par le Comité de sécurité alimentaire mondiale des Directives volontaires sur la gouvernance responsable de la tenure de la terre, de la pêche et des forêts dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale, qui inclut un chapitre intitulé « Les peuples indigènes et autres communautés aux systèmes traditionnels de tenure », rappelant la relation spéciale et spirituelle des Peuples Indigènes avec leurs terres et territoires.
Depuis, nous poursuivons la lutte pour inclure ce concept dans divers instruments juridiques, notamment dans l’UNDROP en 2018, dont le préambule réaffirme la DNUDPI, et l’article 17 reconnaît les droits coutumiers de tenure de la terre.
À la lumière des nouveaux défis posés par l’agriculture numérique, la tentative des multinationales d’extraire des données climatiques et environnementales des territoires, ainsi que l’extension abusive des brevets sur les semences autochtones, il semble que le concept de « territoire » soit aujourd’hui encore plus important à réaffirmer. Comment ces luttes doivent-elles se décliner à l’échelle mondiale ? Et quel rôle le Forum Nyéléni peut-il jouer dans ce contexte ?
Tout d’abord, il convient de prendre en compte l’évolution du droit international en matière de droits des peuples autochtones, en particulier leur droit à l’autodétermination et leur droit à la consultation et au consentement libre, préalable et éclairé (CLPI).
Ensuite, il faut considérer les recommandations du Forum permanent sur les questions autochtones (UNPFII), du Mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones (MEDPI), ainsi que les recommandations des Rapporteurs spéciaux sur les droits des peuples autochtones
Parmi celles-ci, figurent les recommandations de la 17e session du Forum permanent, sur le thème « Les droits collectifs des peuples autochtones aux terres, territoires et ressources », paragraphes 4 à 21.⁷. De même, l’étude du MEDPI de 2020 intitulée « Le droit à la terre dans le cadre de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones : une approche centrée sur les droits humains », notamment l’annexe concernant l’avis numéro 13.⁸
Troisièmement, le 3e Forum Global Nyéléni doit proposer d’élargir le champ des luttes possibles afin de créer des synergies avec d’autres mouvements et plateformes sociales qui militent pour le bien-être des peuples et la transformation systémique. Il s’agit d’impulser des initiatives et actions visant à influencer les différents espaces de prise de décision internationaux. Parmi celles-ci, le Forum devrait encourager la participation la plus large possible des mouvements sociaux à la prochaine Conférence internationale sur la réforme agraire et le développement rural +20, et lutter pour que ses conclusions intègrent pleinement la notion de territoires, afin d’aboutir à une nouvelle vision d’une réforme agraire intégrale prenant en compte les différents contextes régionaux ainsi que la reconnaissance et la protection des territoires et ressources naturelles des peuples autochtones.
Quels sont aujourd’hui les risques d’appropriation de la cosmovision des peuples autochtones, et pourquoi sa véritable signification ne peut-elle être détournée par ceux qui privilégient le profit au détriment des droits ?
La situation actuelle comporte de nombreux risques, dans la mesure où la captation corporative du système des Nations Unies fragilise de plus en plus les droits humains, y compris les droits et la cosmovision des peuples autochtones. Par exemple, dans les différents espaces des Nations Unies, à chaque fois qu’un sujet concernant les peuples autochtones est abordé, certains gouvernements proposent d’ajouter le terme « communautés locales » suivi de celui de « peuples autochtones », dans une tentative de saper les droits acquis par ces derniers, puisque « communautés locales » n’a pas de définition reconnue au niveau international, ce qui ferait d’elles un sujet distinct des peuples autochtones.
Maintenir cette rédaction conjointe affaiblirait les droits acquis par les peuples autochtones, notamment en ce qui concerne leurs territoires et ressources naturelles. Ceci est d’autant plus préoccupant à la lumière des avancées en biotechnologie et en information sur les séquences digitales des ressources génétiques (DSI), ainsi que des projets d’extraction des ressources naturelles des peuples autochtones par des gouvernements et des multinationales, notamment des minerais stratégiques. Ces pratiques violent leurs droits à l’autodétermination et au CLPI, dégradent la biodiversité et causent des dommages accrus à la Terre Mère, comme le réchauffement climatique.
À ce propos, je rappelle les recommandations de la Rapporteuse spéciale Erica-Irena A. Daes, qui a souligné :
« d) Toutes les actions et mesures juridiques étatiques et internationales concernant les terres, territoires et ressources autochtones doivent garantir que tous les peuples autochtones disposent de terres, territoires et ressources suffisants pour assurer leur bien-être et leur développement équitable en tant que peuples.
e) Dans toutes les actions et mesures juridiques étatiques et internationales concernant les terres, territoires et ressources autochtones, le droit à l’autodétermination des peuples autochtones doit être reconnu, de même que l’obligation de traiter avec les institutions gouvernementales autochtones compétentes et de respecter le droit des peuples autochtones à contrôler et protéger leurs propres terres, territoires et ressources.
f) Dans toutes les mesures étatiques et internationales pouvant affecter, même indirectement, les terres, territoires et ressources autochtones, la participation pleine et directe de tous les peuples autochtones concernés doit être prévue dans les processus décisionnels.
g) Les États doivent respecter et protéger la relation particulière des peuples autochtones avec leurs terres, territoires et ressources, notamment les lieux sacrés, les zones d’importance culturelle et les usages des ressources inhérents aux cultures autochtones et aux pratiques religieuses. »⁹
Notes de bas de page
¹ FAO Committee on Agriculture, 2005.
² FAO, CFS documents, various years.
³ Erica-Irene Daes, Special Rapporteur, 2001.
⁴ José R. Martínez Cobo, 1986.
⁵ IPC Land, Territory and Dignity Forum, 2006.
⁶ Vicente, 2006; Carino, 2006.
⁷ UNPFII, 2018, E/2018/43-E/C.19/2018/11.
⁸ EMRIP, 2020, A/HRC/45/36/Add.1.
⁹ Erica-Irene Daes, 2001, Recommendations.